SUR UN SOL MOUILLÉ
Il y a peu de journées dans l’année qui sont aussi contrastées que le premier matin du printemps. Au lendemain de la saison froide, la neige salie dévoile le vieux gazon qu’elle a caché pendant des mois ; les bancs de neige s’allongent lentement, comme des cadavres de bronze, un peu partout à travers la ville. Les élastiques perdus pendant l’hiver, témoins de toutes les queues de cheval qui n’auront pas été, se révèlent, à la fois déchets et offrandes, signalant une vigilance faillible. C’est néanmoins dans ce décor des moins esthétiques que naît un de mes paysages olfactifs préférés. Cette odeur de printemps qui commence à poindre me touche et me surprend, année après année. Elle me semble remplie d’espoir et de vie, porteuse d’une patience associée à l’idée que le temps arrange les choses.
Parmi tout ce que l’arrivée de la nouvelle saison me rappelle, c’est l’image de mon frère, enfant, qui m’est la plus forte. Une image de lui habillé trop chaudement pour un soleil qui attiédit l’air d’une lumière un peu plus vive. À ses côtés, ma mère en train de lui retirer sa tuque, son foulard, ou ses mitaines. Mon frère qui en profite pour enlacer ma mère en prenant de douces inspirations.
Mon frère a toujours aimé, plus que tout, l’odeur de la tête de ma mère. Enfant, il la trouvait apaisante et s’y réfugiait, quand il en avait l’occasion ou le besoin. C’était sa manière à lui de s’exprimer, de communiquer son amour. De ses petites mains, il s’agrippait à la tête de ma mère, à ses oreilles, à tout ce qu’il fallait pour s’ancrer, pour que son nez puisse s’écraser contre son cuir chevelu aussi longtemps que nécessaire.
Un ami me racontait un jour que son frère, plus verbal que le mien, aimait tant l’odeur des cheveux de sa mère que, lui aussi, il enfouissait son nez profondément dans sa chevelure en s’extasiant devant cette odeur qu’il appelait « le plapla » : un doux mélange olfactif de sébum, de shampoing, de sueur, de taie d’oreiller propre et d’air frais.
Tant de fois, après les étreintes de mon frère, une des boucles d’oreille de ma mère se décrochait et tombait. Ma mère, surmenée, ne réalisait leur chute que plusieurs heures plus tard. À la manière des coquillages pendant une marée basse, combien de ces bijoux ont été révélés, sur le sol sombre et humide, à l’arrivée du printemps ?
Le souvenir d’une journée en particulier : mon frère, ma mère et moi, au pied de la porte vitrée de notre immeuble. Ma mère accroupie pour attacher les souliers de mon frère debout, à la parfaite hauteur pour plonger son visage dans ses cheveux. Une boucle d’oreille argentée qui tombe, s’accroche dans une mèche, sans qu’elle s’en rende compte. Moi qui la décroche, de ma petite main, et la lui redonne, sachant que celle-ci, je l’aurai sauvée.
Enfant, j’ai toujours été amère en pensant à ces bijoux perdus, ces petits morceaux argentés qui gisaient quelque part, croûtés de boue et de sel. Encore aujourd’hui, je ressens un vertige à les imaginer jonchés sur un sol fragile et abîmé, mais apte à se régénérer ; un sol capable d’avaler ce qui y traînerait un peu trop longtemps. Ma mère, elle, a toujours semblé indifférente à tout cela. Elle n’a jamais reproché à mon frère de la priver de ces bijoux qu’il lui arrachait accidentellement. À l’époque, je n’aurais pas su comprendre, mais à présent, ça me paraît être le parfait symbole de l’amour inconditionnel : ces bouts de soi qu’on perd en aimant si fort, sans les regretter. Mais surtout, ces bouts de soi qu’on perd, malgré l’amour.
Quand, au printemps, j’inspire ma première bouffée d’air frais, c’est le plapla de la Terre que je sens : une odeur terreuse d’herbe digérée, d’asphalte à nu et de chaleur, irrémédiablement accompagnée des premiers gazouillis de l’année. En ramassant un élastique sur le sol mouillé, je pense à traquer les boucles d’oreilles qui ont déserté ma mère, à compléter le cycle en lui redonnant ce qu’elle a perdu en chemin, en nous mettant au monde.