NOS ELLIPSES




Quand à 20 ans, ma mère est montée pour la première fois derrière le volant du tracteur familial, la remorque qui était attachée au véhicule était pleine. Elle a embrayé le mécanisme en se remémorant les instructions données par son père et a pesé sur la pédale d’accélération jusqu’à ce que le tracteur atteigne 30 km/h. La route serait longue ; elle ne devrait pas la lâcher des yeux. De temps à autre, quand elle entendrait la remorque sursauter au contact d’une bosse, elle lèverait les yeux vers le rétroviseur et regarderait sa mère, ses grands-parents, à travers leurs bagages, assis près de leur chien Riki. Elle les verrait replacer un sac qui aurait rebondi, et penserait aux vêtements, aux bijoux, aux provisions qui s’y trouveraient. Peut-être se permettrait-elle aussi de repenser à tous ces carnets qu’elle avait remplis de sa calligraphie ; ces centaines de pages couvertes des secrets, des réflexions et des idées qu’elle avait eus depuis ses 14 ans ; ces journaux intimes laissés derrière elle, dans la maison que sa famille avait bâtie. Des cahiers qu’elle retrouverait peut-être, un jour, après la fin de la guerre. Des cahiers qu’elle avait remplis, m’avait-elle dit, en souhaitant que, plus tard, ils relaient son histoire à ses enfants. 

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Quand on me demande quel objet je sauverais si ma maison prenait feu, je me retrouve face à un dilemme que je n’arrive toujours pas à résoudre. Si je pouvais prendre une boîte de carnets remplis de mon écriture, je le ferais, mais s’il fallait n’en choisir qu’un, comment y arriverais-je ? Telle est la faille des cahiers papier : aucun archivage n’est possible, aucun dédoublement, que le risque de la perte. Il s’agit d’un zèle que je trouve à la fois admirable et téméraire.

Le jour où ma mère, devant l’imminence du danger qui guettait sa famille, a pris la route en délaissant tout ce qu’elle avait connu, elle a commis l’impensable : elle n’a pas pris la peine d’emporter même un seul de ses calepins. Ne l’ayant jamais vu écrire de sa main pour une raison autre que de noter une recette, communiquer avec une enseignante, ou signer une carte, je me doute qu’elle a laissé sa volonté d’écrire au même endroit que tous ses journaux intimes. 

Au volant de ce tracteur derrière lequel Riki a joyeusement trottiné pendant des jours, ma mère a sans doute eu le temps de contempler la réalité du moment. Son frère parti au front, la récolte que sa famille ne pourrait pas compléter, le dernier tube de dentifrice dont ils étaient en train de venir à bout sans possibilité de le remplacer, ces bruits d’obus trop loin pour alerter, mais trop prêt pour oublier. Quand ils reviendraient à la maison, tout sera redevenu normal, excepté tout ce qui aurait été perdu. Désormais, le son du foin qui se ferait couper par le tracteur porterait l’écho des tirs qui auraient bercé leur chemin vers la sécurité.

Tant de preuves que plus rien ne serait suffisamment sérieux pour être recueilli à l’écrit pendant la guerre, et après aussi. Habiter son journal intime, c’est prendre le temps de formuler sa vie dans l’espoir d’y donner un sens. Mais quand la réalité n’a aucun sens, il peut être tentant de se braquer. Ma mère avait dit ce qu’elle avait à dire, et le reste, elle le laisserait aux journalistes. 

Ce rapprochement entre les journaux sous leur forme intime et périodique m’a toujours semblé avoir quelque chose de faux. Il y a ce décalage entre ce qu’on produit pour garder cacher, pour confier à autrui, peut-être, et ce qu’on produit pour raconter à une nation. Cette pseudoneutralité froide ou enflammée selon le moment, mise en opposition avec une subjectivité assumée. Ce n’est pas Riki, dont on commence à voir les côtes à travers son poil roux, qui ferait les manchettes. 

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Lorsque j’écris dans mon carnet, il y a dans ces pages une liberté qu’il y a peu, ailleurs. Je peux y dire le fond de ma pensée, la plupart du temps, mais il y a dans ces sujets des vérités que moi-même je ne peux regarder en face. Il demeure entre ces feuilles une retenue, une pudeur qui semble associée à une forme de performance où je ne suis jamais entièrement nue. Un risque d’être lu, sans que ce soit contrôlé. Il y a des menaces auxquelles on ne consent pas, en tenant un journal, on choisit de vivre dangereusement.

Ces cahiers que je remplis, je ne sais pas qui les lira. Une moi du futur, sûrement. Je ne sais pas si je saurai recueillir le courage qu’avait ma mère pour rêver, qu’un jour, mes enfants me lisent. Je ne sais pas si, un jour, j’arriverais à leur en faire legs, bien que je puisse imaginer la grandeur du cadeau. 

Parmi le peu d’histoires que ma mère m’a racontées sur la guerre, je me rappelle ce moment à une station d’essence. Alors que ma mère remplissait le réservoir du tracteur, elle a aperçu une cabine téléphonique. Ses grands-parents et sa mère étaient plus loin ; elle avait quelques pièces sur elle. Elle a composé le numéro de téléphone d’un ami, un numéro qu’elle ne savait même pas qu’elle connaissait par cœur. À l’autre bout de la ligne, cet ami, qui deviendrait plus tard mon père, a décroché. Il était en sécurité, lui. C’est à lui qu’elle pourrait confier : « Ça va. Riki, pas trop. » Elle n’en dirait pas plus, peut-être qu’elle n’en aurait pas dit davantage par écrit. Ses pensées, elle n’oserait pas les formuler au téléphone par peur de se porter malheur. À la place, elle lui dirait : « On approche de la ville. On ne sait pas trop où on va garer le tracteur ». 

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Quelques années après la guerre, ma mère et sa famille revinrent chez eux, transformées, dans des lieux tout aussi méconnaissables. L’herbe avait poussée. Des graffitis sans âme avaient été faits sur les façades de la maison. Une maison grasse, trouée de fenêtres éclatées, couverte de céramique fendue, ravagées par les incendies, les pillages, les tirs. Des journaux intimes de ma mère, il ne restait que la cendre et quelques écailles de papier noirci. Il y a de ces expériences qui nous dérobent des mots.

Tant d’efforts pour mettre sa vie en récit, pour finalement n’avoir plus la force de la raconter à nouveau.

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Ces écrits que ma mère voulait me partager, avant de me former et de me connaître, qu’auraient-ils pu me raconter ? J’aurais tant aimé découvrir ses vérités anciennes, et ressentir les autres que je n’aurais pu qu’effleurer. À travers ses descriptions enthousiastes, ses discrétions personnelles, la défaillance de sa calligraphie sous l’émotion ou la presse d’écrire, je sens que j’en aurais appris tellement plus, sur elle. Ces papiers fragiles m’auraient donné un aperçu d’un avant. Entre ces lignes, il aurait pu être facile de trouver les réponses à tant de questions indicibles. 

Quand je pense aux journaux intimes que ma mère a laissés dans le fond d’un placard, je m’imagine les gens qui ont pénétré la maison pour la piller, et qui les ont laissés là, sans y prêter gare. Des pirates passés à côté d’un coffre au trésor. Dans ces calepins, à travers les banalités du quotidien, se trouvaient des instants d’une grande lucidité, des révélations d’humanité auxquelles on cherche à accéder, autant en écrivant qu’en lisant. Il y a des richesses que les bandits ne sauraient reconnaître. 

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Quand autour de nous, nos maisons se détruisent, nos chiens meurent et nos parents s’abîment à vue d’œil, peut-on pleurer des cahiers qu’on ne reverra plus ? Et quand une mère qui a perdus tant de carnets tente de se reconstruire, des années plus tard, comment peut-on renoncer à ces histoires qu’on ne lira jamais ?