LE RACCOURCI
Mon père vient d’un village dans les Balkans où le maïs volé dans le champ du voisin était toujours plus délicieux que celui qu’il avait travaillé fort à cultiver. Un village comme les autres, où la vie sociale se déroulait dans les prés, dans les bois, entre les buttes, au détour des pâturages. Avant-dernier d’une famille composée de cinq frères, mon père a grandi à la campagne, entouré de jeunes qui, comme lui, passaient très peu de leur temps à l’intérieur.
Les beaux soirs d’été, sa bande et lui se rassemblaient dans une clairière terreuse pour y jouer au soccer jusqu’à la tombée de la nuit. Ils interrompaient leurs matchs uniquement lorsqu’ils ne voyaient plus le ballon, ou lorsqu’ils le perdaient dans le bois par la faute de Nenad, le plus jeune du groupe, mais aussi le plus enthousiaste et le moins précis dans ses bottés. Parfois, quand il faisait mauvais, ils se rejoignaient plutôt chez l’un des amis de la bande et jouaient aux cartes, s’échangeaient les dernières bandes dessinées qu’ils avaient achetées à la tabagie, se racontaient leurs vies. J’ai toujours trouvé fascinants ces liens intergénérationnels où les plus vieux et les plus jeunes parviennent à s’accorder ; quand des enfants petits et grands s’unissent pour rigoler, s’initier à la vie, apprendre les mauvais coups.
Un soir de juillet, mon père et son ami Milan sculptaient des bouts de bois près de la maison de mes grands-parents. La lame de leur canif de poche révélait petit à petit un début de flûte lorsqu’une pluie s’est mise à tomber. Entendant le tonnerre gronder, ils ont couru jusqu’à la maison pour s’y réfugier. Ce qui s’annonçait comme une forte averse s’est finalement étiré pendant quelques heures, retenant Milan parmi les frères de mon père et lui. En attendant que la tempête se calme, la fratrie racontait des histoires parfois drôles, mais plus souvent effrayantes, réprimant l’occasionnelle exclamation par peur de réveiller leurs parents.
Dès que la pluie s’est arrêtée, Milan a mis ses souliers et a enfin pu prendre le chemin de sa maison. La nuit était avancée et il ne fallait pas tarder davantage. Au moment même où la porte a claqué derrière Milan, Tomo, l’aîné de la fratrie, a proposé un plan que ses frères ne pouvaient pas refuser.
Après un court caucus, mon père et ses frères sont partis à la course, un drap à la main, prenant un détour pour rejoindre le boisé dense sur le terrain de Gašo, voisin peu commode dont la propriété se trouvait à mi-chemin entre la maison de mes grands-parents et celle de la famille de Milan. Là-bas, il y avait un petit chemin tracé par les pas de cette bande qui y passait toutes les semaines. Un raccourci fait en toute clandestinité, dont l’existence était trahie par les longues herbes tapées et quelques branches de mûrier écrasées. Quelques grafignes peu profondes des arbustes fruitiers valaient amplement le cinq minutes de marche qu’ils sauvaient en passant par là.
Mon père et ses frères avaient couru jusqu’à la sortie du boisé et y étaient arrivés aussi essoufflés que fébriles, nourris par l’adrénaline. Ils s’étaient accroupis derrière un buisson et s’étaient abrités chacun sous leur drap, la tête découverte, les rebords du drap taché d’éclaboussures de boues. À peine une minute plus tard, ils entendirent Milan arriver vers eux. Ils retinrent leurs respirations, étouffèrent leurs fous rires et, au signal de l’aîné, glissèrent le drap sur leur tête pour surgir de la broussaille en hurlant : « Bouuuh ! ». Milan lâcha un cri haut perché, sursautant, tremblant jusqu’à en verser quelques larmes. Quand il comprit ce qui était en train de lui arriver, la fratrie et lui explosèrent de rire.
Il y a quelque chose de touchant dans la théâtralité du moment, cette idée qu’un drap rendrait les choses tellement plus effrayantes pour Milan. Dans l’obscurité, mon père et ses frères n’auraient sans doute pas pu être reconnus, même sans drap. Dans leur univers à eux, un homme qu’ils croiseraient dans les bois ne leur ferait rien, alors qu’un spectre pourrait très bien les attaquer. Du moins, c’est ce que la bande pouvait bien penser. Il y a des hantises dont on les avait prévenus, mais pas de celle-là.
Mon père en parle encore aujourd’hui, rigolant au point d’en avoir larmes aux yeux. Cet ami est ressorti indemne de cette expérience ; il y a repensé quelques fois en retraversant le boisé et, une fois ou deux, a même ressenti cette honte de s’est montré vulnérable devant ceux qu’on souhaite impressionner. C’est tout. Ils ont tous continué à emprunter ce raccourci sans s’en faire davantage.
C’est drôle, un tel événement ne m’est jamais arrivé, et pourtant, quand le soir je me promène dans la nuit, l’idée d’emprunter un chemin peu fréquenté ne me traverse même pas l’esprit. Même jeune, je n’ai jamais connu une complète insouciance. Mon père et sa bande n’avaient aucune raison de ne pas prendre les raccourcis, mais moi, je ne marche qu’à la lumière des lampadaires, prenant bien soin d’enlever mes écouteurs. Je n’ai pas peur du noir, mais je sais que dans l’obscurité sommeillent des dangers bien plus graves que ceux d’un spectre. Le boisé près de mes grands-parents pourrait en témoigner : une fois la nuit tombée, pas une femme ne le traverse, non pas parce qu’elle y a vu quelque chose d’effrayant, mais juste au cas où. Ce que mon père et ses amis ne réalisaient pas, à l’époque, c’est cette liberté qu’ils avaient d’être effrayés. Moi aussi, je rêve d’une nuit que nous pourrons traverser sans vigilance ; une nuit où la frayeur pourra être une réaction plutôt qu’une anxiété.